Modernité/ Monumentalité

 

Cette vieille carte postale d'après guerre fait office de tout un programme d'une époque. Il s'agit d'une accumulation de prises de vues généreusement disposées en éventail, glorifiant l'architecture moderne et aussi, implicitement, la modernité.

Pourtant, et en dépit de cet optimisme aveugle d'une époque, si nous regardons un peu plus attentivement cette carte postale en apparence innocente, nous commençons alors peut-être à sentir toute la frustration de son inaccessibilité : les grandes tours nous réduisent toujours à notre petitesse, tandis qu'elles s'élèvent avec des fuyantes verticales. Du coup, nous sommes ramenés à l'impalpabilité ou, plutôt, à l'inphotographiable.

C'était comme si au mythe récent et positif - positiviste même - de civilisation répondait en sourdine un inaccomplissement fondamental de l'image et de la réalité perceptible à travers son instrument de restitution privilégié qu'est la photographie. C'est en dernier recours ce à quoi les photographies architecturales de Renate Buser nous renvoient : à la limite du visible et à l'étroitesse de l'archivage.

Pour se dépêtrer de cette servitude face à l'inaccessibilité, un système de correction a été inventé afin de redresser les fuyantes verticales des bâtiments. Ce système est utilisé pour la photographie d'architecture, notamment par Hilla et Bernd Becher. Il permet de restaurer la frontalité des façades. Le refus de la limitation technique est sans doute la raison même pour laquelle le projet refait surface dans l'iconographie artistique : à savoir la capacité d'abstraction - comme le sont le plan et l'élévation, ou encore l'axonométrie - dans la représentation architecturale.
Mais Renate Buser ne participe pas à cette illusion moderniste et à son idéalisation.

«J'aime l'admirable effacement des photos des Becher, leur façon unique d'être sans style, leur uniformisation formelle. J'aime que leur esthétique soit l'esthétique moderne de la fidélité au médium et non l'esthétique post-moderne de l'appropriation».
Thierry De Duve; à propos du travail des Becher; p. 3.

Si les Becher mettent en uvre une esthétique objective, comme le relève de Duve, avec l'attitude de la Straight photography, ils occultent - et ici se pose la question de savoir si c'est par idéalisme - justement un des protagonistes de la machine séquentielle qu'est le relais photographique : à savoir le point de vue du photographe (au sens strictement physique du terme s'entend).

Cette volonté de réification de l'objet, de l'architecture face à la photo (chez les Becher) s'oppose à l'attitude moins idéaliste de Renate Buser, qui laisse flotter dans ses prises de vue l'inaliénable et fatal point de vue de l'être humain. De ce fait, la monumentalité prend un autre sens, plus politique presque : elle devient un concept qui met en scène l'inabordable, l'inhumain (l'hors-échelle), renvoyant l'homme à sa taille insigne et à son impossibilité de saisir la valeur positive - et de ce fait moderniste - de la réalité objectale. A ce constat répond et témoigne clairement cette prise de vue de Buser où l'on voit plus en détail et en contre-plongée totale une chambre avec des rideaux : dès lors, nous nous identifions très rapidement à celui qui pourrait se tenir derrière cette fenêtre éloignée, nous sommes saisis par l'innommable effroyable de la monumentalité, nous sentant pris de vertige à la place d'être séduit. Car la fascination qu'exerce la monumentalité uvre exactement à deux niveaux contradictoires : d'une part l'exaltation de la force, et d'autre part, l'effroi provoqué par cette dernière. En un mot, ces deux notions résument tout la stratégie du despotisme et, nous l'auront deviné, du fascisme qui contient en lui le terme même de fascination..

Le titre de ces photos est d'ailleurs éloquent : Objects in the mirror may be closer than they appear. Il n'y a, dès lors, pas qu'un regard posé sur une architecture : la probabilité de l'altérité se dessine à travers cet échange possible de regard anonyme qui se poserait au-dehors, hors du cadre de la fenêtre, pour tomber sur le photographe, tout petit, au bas de l'édifice.

Brecht disait que la photo de la façade d'une usine ne permettra jamais de faire se rendre compte du diagramme des cadences-horaires qu'y subissent les ouvriers. C'est de ce léger décalage que rend compte le travail de Buser : que peut bien nous dire la réalité sociale des immeubles qui ne laissent rien transparaître de ce que leurs murs retiennent?
Au niveau politique donc, il faut peut-être commencer par expliciter le concept-même de documentaire. L'école des Becher a tenté d'exprimer une réalité dite documentaire au sens où le document serait objectif. C'est la raison pour laquelle l'artiste réfute ou occulte le fait qu'il compose, choisit le lieu et le moment - comme si le sujet était là et avait toujours été là. Cette démarche participe de l'illusion entretenue de l'archivage qui croit laisser intacte la réalité (tandis qu'en fait l'archivage et le documentaire s'ouvrent plus ou moins indirectement sur toutes formes d'exactions en orchestrant le devenir social de groupes indéfinis en les dénommant - entre autre par le despotisme du regard objectif et captateur, par exemple par la classification, ce qui n'est autre qu'un outil de contrôle sur le visible. Renate Buser, dans ses photographies d'architecture, assume à l'inverse la position réelle et fragile du photographe dont l'il est collé à l'appareil et amplifié, transformé en chaînon de la machine à flux de la caméra, mais dans un accouplement physiologique entre le corps humain - avec ses terminaisons perceptives - et la technologie optique qui le prolonge et qui tout compte fait ne fait que singer le système oculaire.

Car la position du photographe est des plus fragiles, puisqu'il s'aveugle pour regarder à travers l'appareil photographique; il devient comme un voyeur collé à la serrure d'une porte, avec tout son corps encombrant de l'autre côté de ce qu'il y a à voir .







1 c.f.L'anti-oedipe, de Félix Guattari et Gilles Deleuze
2 c.f. The optical unconscious de Rosalind Krauss

 

Extrait d'un texte de Robert Ireland (Paris) sur le travail 'objects in mirror may be closer than they appear' de Renate Buser
Aout 1998